Pologne, mai 1869.
« Ne lâche pas ma main, petite princesse. Nous y sommes presque. »

Mais la jeune Malta Petrova n’avait plus guère de force. Aucune des deux sœurs n’abandonna pour autant. La volonté et l’unité leur permirent de survivre : survivre à leurs parents leur faisant la chasse, et à tous ceux qu’elles croisaient et qui reconnaissaient leur visage. Elles étaient les « sorcières », les monstruosités du pays, et chaque citoyen de Pologne rêvait d’obtenir la prime offerte pour leurs têtes. Rosa et Maltaëlle devinrent des hors-la-loi d’exception, elles apprirent à user de la magie pour se faire discrètes, et finirent par mener une vie presque tranquille.

Cela ne suffisait pas à Rose. Celle-ci rêvait à mieux, s’imaginait emmenant sa petite princesse, sa cadette, dans un endroit où elle serait en sécurité et ne craindrait plus à chaque instant pour sa vie. Elle décida donc de créer un objet très particulier, possédant le pouvoir de donner vie à des mondes imaginaires. L’œuvre lui prit bien des années, et avec l'aide occasionnelle de sa sœur, elle finit par achever la Rêveuse : une dague à la lame noire comme l’abysse. Quand Maltaëlle lui demanda pourquoi elle avait choisit une arme comme objet, Rose ne répondit pas. Elle était fascinée par sa création, et pour en déclencher le pouvoir, elle se la plongea dans le cœur. La dague prit ce premier sacrifice, et en échange créa un monde tel que Rose se l’était imaginé. Celle-ci s’y réveilla, le nez dans l’herbe d'un magnifique endroit, aussi paradisiaque qu'irréel. Elle avait réussit. Kohime ("Petite princesse") était né. Sa sœur, restée sur terre et peu encline à imiter le geste suicidaire, ramassa la Rêveuse et se servit d’un sortilège pour qu'elle la mène à Rose : elle utilisa le lien puissant qui l’unissait à sa sœur, et parvint à rejoindre le monde que celle-ci avait créé. La dague fut mise à l’abri, et une vie de quiétude commença pour elles, d’autant qu’elles possédaient, l’une comme l’autre, un contrôle absolu de Kohime. En ce lieu, elles ne vieillissaient pas et ne craignaient rien ni personne. D'une pensée, elles altéraient l'endroit et le modelaient à volonté.

Mais vint un jour où le rêve prit une étrange tournure.

Au loin, une tâche noire s’étendait sur l'horizon. Cela ressemblait nettement à une sorte de trou, et ce n’était que le premier d’une longue série d’autres apparitions identiques, qui bientôt les encerclèrent. Les sœurs Petrova n’osèrent pas s’en approcher de trop, et elles eurent bien raison. Elles découvrirent la réponse à ce mystère en sortant la dague de sa cachette. Sa lame n’était plus noire mais d’un gris fade : elle avait besoin d'un nouveau sacrifice. Malta étant la seule des sœurs à être encore bien vivante, elle rejoignit le monde réel, choisit une personne déjà mourante, et l’acheva, malgré la culpabilité que lui causa le geste. Puis elle retourna à Kohime, où déjà s'était éveillée sa victime. Une partie des tâches noires s'était effacée, et déjà la lame retrouvait de son éclat. Malta recommença donc le processus, jusqu'à ce que Kohime à nouveau soit parfaite.

Rose découvrit alors que chacun de ces individus, en mourant, avait acquis une capacité surnaturelle. Il s’agissait là d’un grand danger. Afin de découvrir l’effet qu’une deuxième mort par la dague causait, Rose tua à nouveau l’un d’entre eux, mais il revenait aussitôt à la conscience et elle le tua donc encore, puis encore et encore afin d’en observer les conséquences. Elle se rendit ainsi compte de plusieurs choses. À chaque mort, l’individu obtenait un nouveau don et devenait plus confus encore qu’auparavant. Il perdait également une part considérable de son humanité après deux morts. Les pouvoirs cessaient d'apparaitre après trois morts et ne faisaient plus que s'améliorer. À chaque fois qu’il mourrait, la Rêveuse augmentait son emprise sur son âme, et Rose étant la porteuse de la dague, il devenait l'esclave de celle-ci. Le contrôle devenait absolu dès la troisième mort. Après quatre morts, le risque de folie était quasi-total. Kohime se transforma en un véritable lieu de carnage : Rose tirait un plaisir intense à tuer ces hommes et à les rendre entièrement dévoués à elle. Ce fut la vision de Malta se cachant derrière les rideaux de sa chambre et pleurant à chaudes larmes qui la ramena brutalement à la réalité. Elle se mit à promettre de ne plus recommencer, de trouver un autre moyen de les soumettre, mais le mal était fait. Plus jamais la petite princesse ne posa le même regard sur sa sœur. Aujourd’hui, elle continue de ramener des âmes afin de préserver l’entièreté de Kohime, mais elle s’est tant refermée sur elle-même que Rose ne parvient à lui tirer que quelques mots par ci par-là. L’ainée cherche donc désespérément à se faire pardonner, mais aussi à garder le pouvoir. Pour cela, elle est prête à tout...